Spécialiste en cinéma asiatique et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, Julien Sévéon signait une exposition sur Godzilla lors de la dernière édition des Utopiales, le célèbre reptile géant fêtant ses 70 ans cette année. Pour autant, le « kaiju » (monstre en japonais) est loin de prendre sa retraite. En témoigne le succès au box-office de ses dernières apparitions sur grand écran. Julien Sévéon décrypte les raisons de cette longévité du roi des monstres et dresse également un panorama du cinéma asiatique.
Pour Godzilla tout commence en 1956 avec un premier film qui connaîtra un immense succès au Japon et à l’international. Comment expliquer cet engouement ?
Tout d’abord parce que c’est un film très bien fait. Partout dans le monde la presse salue la qualité des effets spéciaux lors des séquences avec Godzilla. Et puis les thématiques du film sur la guerre, la peur du nucléaire, ça parle à tout le monde à l’époque, on est peu de temps après la Seconde Guerre mondiale. Le film va connaître un succès immédiat au Japon puis en France, aux États-Unis et dans l’ensemble du bloc soviétique. Même encore aujourd’hui ça reste un chef d’œuvre qui ne vieillit pas, un film majestueux et poignant. Il a été projeté aux Utopiales cette année et la salle était quasi pleine, ça faisait vraiment chaud au cœur.
Qu’est-ce qui va motiver les Japonais à réaliser ce Godzilla ?
La peur du nucléaire qui est l’une des thématiques centrales du film va également être à l’origine de celui-ci. Il y a bien sûr le souvenir d’Hiroshima et de Nagasaki mais c’est un autre événement contemporain qui va inspirer le producteur de la Toho (la célèbre société de production japonaise), Tomoyuki Tanaka. À l’époque les Américains menaient des essais nucléaires dans le Pacifique et en 1954 les marins d’un bateau de pêche japonais vont être irradiés suite à un essai. Cet événement va avoir un retentissement énorme au Japon et provoquer un scandale diplomatique. La Toho décide de surfer dessus avec cette histoire de monstre marin réveillé par des essais nucléaires et qui va ravager ensuite Tokyo.
L’autre particularité de Godzilla et des « kaiju-eiga » (les films de monstres), c’est l’utilisation d’une technique particulière pour incarner les monstres : la « suitmation ». De quoi s’agit-il ?
Le monstre est interprété par un cascadeur déguisé qui évolue dans des décors miniatures. C’est une forme artistique en soi, à laquelle certaines personnes ne sont pas du tout sensibles et ils trouvent ça ridicule ou ringard. Personnellement, j’adore le côté artisanal de cette technique, ça demandait un vrai savoir-faire.
Les Japonais vont pendant très longtemps utiliser exclusivement cette technique. Pourquoi ?
Oui, ils ont eu recours à des costumes jusque dans les années 2000. Je pense que les Japonais étaient simplement attachés à cette méthode. Des générations de spectateurs et de réalisateurs ont grandi en voyant ces films qui utilisaient la « suitmation », c’était naturel pour eux de continuer dans cette voie. Puis, l’utilisation révolutionnaire des effets numériques dans Jurassic Park va changer la donne. Après le Godzilla de Roland Emmerich dans les années 2000, les Japonais ont basculé vers le numérique. Certes, cela va leur permettre de retrouver le public international car les « kaijus-eiga » avaient beaucoup moins de succès depuis les années 1980 mais ils ont aussi perdu en identité selon moi.
Plus récemment, après le succès du Godzilla américain de 2014, les Japonais ont répondu avec deux nouvelles itérations: Shin Godzilla en 2016 et Godzilla Minus One en 2023. Que pensez-vous de ces films ?
Je trouve Shin Godzilla très ambigu. Le film a des relents nationalistes et donne l’impression de militer pour la remilitarisation du Japon. Minus One porte un message plus pacifiste. J’espère que la nouvelle génération qui découvre Godzilla avec ces nouveaux films va aussi en profiter pour creuser vers les racines de ce genre.
En parlant de découverte, comment débute votre passion pour le cinéma asiatique à vous ?
Quand j’étais enfant, mon grand-père qui était marin dans les années 1930 me racontait ses récits de voyages en Chine, au Japon ou en Indochine, ça m’a beaucoup marqué. D’un autre côté mes parents étant cinéphiles, la jonction s’est faite logiquement.
De nos jours le cinéma asiatique est très populaire en Occident notamment le cinéma sud-coréen.
Oui j’étais l’un des premiers à écrire sur le renouveau du cinéma coréen dans le presse cinéma à partir des années 1990. Mes articles avaient peu d’échos et les rédactions n’étaient pas très ouvertes sur ce sujet, même si j’ai croisé aux Utopiales quelques lecteurs qui me lisaient à l’époque. Les festivals ont mis beaucoup de temps à accorder une place à des réalisateurs comme Kim Ki-duk ou Park Chan-wook. Mais maintenant le cinéma et les séries télé coréennes font partie de la culture mainstream. Si on m’avait dit ça y’a 25 ans… c’est fou. Même la gastronomie coréenne est à la mode. Je me souviens dans les années 1980, il y avait un seul resto coréen à Paris, maintenant il y en a partout. Même à Nantes il y en a quatre ou cinq aujourd’hui.
Quid du cinéma chinois ?
Il y a un avant et un après la rétrocession de Hong-Kong à la Chine (en 1997). Depuis les années 2000, les cinéastes hongkongais sont beaucoup moins ambitieux. Il y a encore un ou deux films par an qui sortent du lot mais globalement Pékin a formaté la production. Rien à voir avec la grand époque du cinéma hongkongais dans les années 1990. Toutes les semaines on découvrait de nouveaux films en vidéo via des commerçants du XIIIe arrondissement à Paris, c’était fou !
Vous avez beaucoup écrit sur le cinéma d’animation japonais, notamment sur des réalisateurs comme Satoshi Kon ou Mamoru Oshii. Quel est votre avis sur le cinéma japonais actuel ?
C’est particulier pour le cinéma japonais car c’est historiquement le premier à avoir été découvert par les Occidentaux. De nos jours, le cinéma traditionnel japonais a plus de mal à attirer le grand public. Il n’a pas le côté pop qu’on retrouve dans les « anime ». Concernant l’animation, il y a évidemment le mastodonte Miyazaki, même si encore une fois dans les années 1980-90, il était totalement inconnu et aujourd’hui c’est devenu l’équivalent de Disney. Après, il y avait aussi Satoshi Kon (Perfect Blue, Paprika), c’était une voix unique mais qui a déjà été oubliée. Aujourd’hui je trouve qu’il n’y a rien de marquant dans l’animation japonaise surtout du côté des séries. La production actuelle est très formatée pour plaire à l’Occident. Il n’y a plus cette créativité qu’avaient des œuvres comme Serial Experiments Lain.
Propos recueillis par NICOLAS BAUDRILLER