Avec Ideal J, la Mafia K’1 Fry ou en solo, Kery James est LA figure de proue du rap conscient et ce depuis 20 ans. Ce n’est pas Mouhammad Alix, dernière livraison du Parisien parue en 2016 et À Vif, sa première pièce de théâtre, qui prouveront que le rappeur n’a plus rien à dire. Entrevue (trop courte) avec Grabuge !
Tu as maintenant 20 ans de carrière, pensais-tu en faire ta vie lorsque tu as commencé ?
Je n’ai pas eu le temps de me poser la question. J’ai commencé à écrire mes premiers textes en 1990 car les grands frères faisaient du rap dans la MJC d’Orly. En 1992, le groupe Kriss Kross explose, je rencontre des producteurs qui veulent faire la même chose en France et c’est parti !
Quelles sont les motivations qui te poussent à encore écrire ?
Elles ne sont pas toujours là… C’est pour ça que je me diversifie en écrivant des pièces de théâtre ou des scénarii pour le cinéma. J’écris du rap lorsque je vois ce qu’il se passe dans notre société.
Penses-tu que ta musique a changé les choses ?
Oui, je ne compte plus les témoignages de gens que mes chansons ont poussés à ne pas baisser les bras.
La rap actuellement médiatisé est très orienté « variété », comment vois-tu cela ? À l’instar du rock ou du punk, n’est-ce pas habituel qu’un mouvement musical subversif s’épuise et rentre dans le rang ?
Ça s’est toujours passé comme ça ! Je ne me positionne pas en dictateur du rap, chacun fait bien ce qu’il veut. Le problème, c’est qu’une radio comme Skyrock possède un tel monopole, qu’elle ait retiré toute revendication de sa playlist et qu’elle empêche le rap contestataire d’être entendu.
Que penses-tu de cette nouvelle génération de rappeur qui a tendance à « glorifier » le deal ? Sont-ils dans le fantasme ?
Honnêtement, je n’écoute quasiment plus de rap, voir même plus de musique. Ça a toujours existé, mais je pense savoir reconnaître ceux qui racontent une réalité. En arrêtant de décrire cette réalité pour la glorifier, on franchit effectivement une ligne que je trouve dangereuse.
Dans le morceau Racailles, sorti en juillet dernier (plus de 12 millions de vue sur Youtube), tu brocardes la corruption politicienne. Tu ne pourrais être plus dans l’actualité avec l’affaire Fillon, l’Islande et les manifestations roumaines, comment expliques-tu que les Français ne soient pas dans la rue après toutes ces affaires ?
La corruption ne date pas d’hier, c’est juste que la multiplication des médias permet peut-être de briser l’omerta. Pourquoi ne descend-on pas tous dans la rue alors que tout le monde galère ? À cause d’un petit confort qui nous maintient dans le coma. Mais on sent bien la différence, qu’on s’appauvrit d’année en année, ce qui fait monter les extrêmes, car c’est effectivement difficile d’être droit-de-l’hommiste quand on n’arrive pas à finir son mois.
Tu as écrit la pièce À Vif où tu confrontes deux avocats (dont un que tu interprètes). Comment abordes-tu cette nouvelle manière d’exprimer tes idées ?
Cela me nourrit artistiquement, ce sont des nouvelles sensations. C’est plus dangereux sur scène, il n’y a pas d’artifice. Je me rends compte aujourd’hui de la force de frappe du théâtre : plus de 300 personnes de tous horizons t’écoutent, et sans musique.
Tu y expliques que l’État n’est pas le seul responsable de notre situation, c’est assez rare comme discours.
Oui, je suis un des seuls rappeurs qui a l’audace de le dire. Mais ce discours est compris dans les banlieues qui ne se sentent pas trahies car je ne suis pas dans une posture « vous ne comprenez pas, mais moi j’ai compris ».
Où situes-tu la ligne entre faire passer un message et être moralisateur ?
Je n’ai pas de problème avec la moralisation, je ne comprends pas pourquoi ce serait mal. Je fais souvent la morale à mes enfants et j’accepte aussi qu’on me la fasse.
Est-ce plus facile d’être Kery James aujourd’hui qu’il y a 20 ans ?
Avant « l’affaire Théo », c’était plus facile, mais là je vais devoir occuper le créneau, dire des choses qui ne plaisent pas à tout le monde. Je me sens investi d’une mission, comme ceux qui peuvent parler à une masse de gens. On doit se sentir responsable.
Ton rap est revendicateur. Certains jours,tu n’as pas envie de tout envoyer balader, profiter de ce que tu as gagné et laisser ce combat à d’autres ?
Bien sûr, comme tout le monde ! Mais certains choix te poursuivent et vont plus vite que toi. C’est le cas du rap, pour moi. Je ne peux renoncer au combat. Ce n’est pas comme si les artistes engagés couraient les rues. Je me sens obligé de tenir un flambeau que j’aurais bien laissé à d’autres…
Interview réalisée par Pierre-François Caillaud.