Pour sa première mise en scène, le comédien Tanguy Malik Bordage n’a pas eu froid aux yeux en s’attaquant au Loup des Steppes, monument de la littérature allemande du 20è siècle. Sélectionné au prestigieux Festival Impatience, cet espoir nantais du théâtre contemporain a rencontré Grabuge pour parler de son métier.
Jouer et mettre en scène étaient-ils tes rêves d’enfance ?
Non, je suis devenu acteur un peu par hasard. Adolescent, j’aimais tourner des court-métrages avec la caméra de mon père et mes pot es. Comme je ne savais pas quoi faire après le BAC, j’ai intégré une école privée de cinéma, une belle arnaque d’ailleurs (rires). C’est donc sur un coup de tête que je suisrentré au Conservatoire de Nantes. C’est là que j’ai rencontré le metteur en scène Hervé Guilloteau avec qui j’ai beaucoup travaillépar la suite. C’est lui qui m’a fait découvrir un théâtre libre et moderne, loin d’un classicisme que je déplore souvent.
Te sens-tu davantage metteur en scène que comédien ?
Metteur en scène ! Déjà, je pense avoir un panel de jeu assez réduit et je ne cherche pas à jouer la comédie coûte que coûte, ni à me faire humilier dans des castings où l’on attend des heures dans un couloir autour de quinze acteurs qui ont tous la même tête que moi pour avoir la chance d’apparaître dans une publicité ou une mauvaise série. C’est aussi pour ça que je suis metteur en scène, pour être moins dépendant du désir des autres. C’est le projet qui compte pour moi, plus qu’un rôle.
Avant Projet Loup des Steppes, tu avais co-créé la pièce Gangsta Théâtre qui a finalement très peu été jouée, comment l’expliques-tu ?
C’était un projet très générationnel. Cela parlait de hip-hop, de jeux vidéo, de la culture américaine. Les programmateurs n’étaient pas prêts à voir ça et peut-être aussi que ce n’était pas génial (rires). Gangsta Théâtre était aussi un travail collectif. Projet Loup des Steppes, c’est vraiment ma signature.
Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer dans cette libre adaptation du roman de Hermann Hesse publié en 1927 ?
Il y avait assez de matière stimulante pour me dire « je vais passer deux trois ans sur ce projet, me confronter aux critiques, chercher des subventions, etc ». Le protagoniste principal est un homme désabusé et tiraillé entre deux personnalités : l’une basée sur un besoin de solitude et l’autre sur l’intégration dans la société bourgeoise qu’il aime et déteste à la fois. La pièce part d’un postulat sombre et lucide sur la société, mais s’ouvre vers la lumière et la légèreté, ce qui est parfois l’inverse au théâtre.
Cette pièce est très introspective, penses-tu qu’un artiste doit être tourné vers lui-même plutôt que sur les défis politiques ou sociétaux ?
Plus le temps passe, plus je crois que le combat politique est vain… Le vrai combat est, je pense, intime. La finalité, c’est de s’accepter avec toutes ses contradictions. Nous avons tous une bonne personne en nous, mais aussi une mauvaise, une autre qui pourrait faire partie de Daesh, une autre qui pourrait être Gandhi, etc. Les choses ne sont pas aussi manichéennes qu’on voudrait nous le faire croire. Les politiques sont souvent des boules de contradictions ayant un besoin maladif de reconnaissance. Comment pourraient-ils améliorer notre vie si eux ne sont pas bien dans la leur ? Le changement commence par soi et c’est à partir de là qu’on peut apporter sa pierre à l’édifice.
Que penses-tu des artistes qui investissent le combat politique ?
Libre à eux de le mener ! Mais si cela consiste à rester campé sur ses positions, d’être un monstre d’opinion, non merci. Je préfère d’ailleurs développer des convictions plus que des opinions.
Quant à l’écriture, j’imagine qu’on ne se pose pas devant une feuille en se disant « bon, je fais de l’introspection, c’est parti ».
Parfois, je peux rester bloqué durant un mois. Je laisse venir en gardant le côté enfantin, celui d’un gosse qui dessine sans se poser de questions. Il me faut sortir du mental pour ne pas perdre l’instinct et le lâcher prise. J’ai besoin d’une idée de départ qui m’échappe, de l’assumer sans la décortiquer et le propos s’impose de lui-même au fur et à mesure.
Peut-on créer lorsqu’on est heureux ?
C’est évidemment compliqué, mais c’est l’objectif.
Revenons au travail de comédien, que ressent-on physiquement lorsque l’on joue sur scène ?
Avant, c’était l’angoisse et l’adrénaline. Aujourd’hui, j’essaye d’être LÀ, dans le moment présent, en phase avec les autres comédiens. Je mets un point d’honneur à prendre du plaisir car je sais que c’est une chance inouïe et aussi une fête, même si je dis des atrocités sur scène (rires). À propos du talent, Barbara disait que c’était « peut-être de savoir sourire et entrer en scène ».
La pression d’un metteur en scène est-elle plus forte que celle d’un comédien ?
Je ne comprends pas la peur des metteurs en scène. Au mieux, le spectacle plaît. Au pire, le public n’aime pas. Dans tous les cas, on ne prend pas de vrais risques, nous ne sommes pas des pompiers, on ne change pas le monde. Je suis souvent étonné par le sérieux des métiers artistiques. On peut très bien mettre du fond dans ce que l’on fait tout en s’amusant !
Justement, comment observes-tu le monde du théâtre en France ?
Il y a évidemment beaucoup de gens supers et talentueux, mais cela reste un milieu très codifié : blanc, bourgeois et de gau che, parfois prétentieux par rapport à sa réelle portée populaire. Le théâtre public reste une niche. Les stars du métier peuvent se balader dans la rue sans que personne ne les reconnaisse. Parfois, j’ai envie de dire « on se calme, les gars, on est entre nous » (rires). J’essaye de jouer le jeu avec recul et amusement pour nepas devenir hargneux ou en vouloir à la terre entière. C’est d’ailleurs pour cela qu’autant d’artistes tombent dans l’alcool.
Accepterais-tu de jouer dans un vaudeville ?
Auparavant, je t’aurais répondu « jamais », mais aujourd’hui si quelqu’un me propose un truc vraiment drôle, pourquoi pas. Je ne chercherai jamais à jouer dans Camping 4, mais si on me le demande, j’y vais (rires). Je ne cherche pas la reconnaissance à tout prix, j’y ai renoncé « comme l’homme qui, atteint
d’un ulcère, renonce au rôti de porc » comme l’écrit justement Hermann Hesse.
Vis-tu tout de même de ton art ?
Je suis intermittent, mais par intermittence (rires). C’est parfois inconfortable. Heureusement, je suis soutenu par le TU (Théâtre Universitaire de Nantes) qui me permet de bosser librement.
Quel est le quotidien d’un comédien-metteur en scène ?
C’est parfois beaucoup d’ennui ! Mais cette année je bosse comme jamais. Les périodes de tournée sont des fêtes, les répétitions sont des jours plus classiques où l’on travaille de 9h à 18h, mais la création est plus compliquée. Il y a des jours de page blanche. Mon père était
écrivain, il m’a appris que c’est un travail qui nécessite de la solitude. C’est un dur métier pour moi, car il faut se prendre en main, sinon rien ne se passe ! Mais j’ai gardé ce côté adolescent où tu fais ta rédaction deux heures avant de devoir la rendre !!
Interview réalisée par PIERRE-FRANÇOIS CAILLAUD