En publiant La Zone du Dehors à 26 ans puis La Horde du Contrevent (vendu à 150 000 exemplaires) cinq ans plus tard, Alain Damasio est devenu le plus passionnant des auteurs de science-fiction française. Rencontre avec un génial créateur d’univers que vous ne trouverez jamais sur Facebook.
Étiez-vous prédestiné à devenir écrivain ?
Absolument pas ! Mon environnement familial était peu porté vers la littérature et même lorsque j’étais adolescent, je n’écrivais pas. C’est en quittant une école de commerce où ce que l’on m’avait appris me révulsait que j’ai voulu sortir un cri de rage qui est devenu La Zone du Dehors, mon premier roman.
Vous êtes-vous déjà senti marginal ?
Non, je vis une vie de petit bourgeois, classique et désespérante… mais heureuse, hein (rires). Comme beaucoup d’auteurs de SF, je suis issu d’une classe moyenne qui lutte pour sortir de sa banalité.
Lisez-vous de la SF ?
Très peu ! Je lis surtout de la philosophie (Gilles Deleuze, Michel Foucault) que j’admire tellement plus et que je trouve plus inventive. La Horde du Contrevent, mon deuxième roman, n’est qu’une novélisation de Mille Plateaux (de Deleuze et Guattari). La philo, c’est du sirop pour mon inspiration, j’ai juste à rajouter de l’eau !
Beaucoup d’avancées ont été inspirées par la SF, mais si on lit 1984, on peut se dire qu’il a servi de manuel aux élites dominantes pour asservir les populations. La SF peut-elle aussi inspirer le pire ?
Oui, c’est une alimentation croisée ! On sait que les dirigeants de la Silicon Valley sont de gros lecteurs de science-fiction.
Vous avez déclaré « la technologie nous prolonge, mais nous fait perdre notre puissance ». N’est-ce pas une utopie qu’un jour les machines fassent tout pour nous, nous laissant du temps libre pour créer ?
Bien sûr ! On obtient un accroissement du pouvoir qui est assez jouissif, mais l’on perd la capacité précieuse de faire les choses nous-même. Le capitalisme est évidement technophile parce que c’est rentable (moins de salariés), donc à chaque pouvoir que je gagne, je me demande ce que je perds. Je ne veux pas atteindre le seuil limite où je ne retiens plus rien.
On dit que l’information est la nouvelle monnaie, mais ne serait-ce pas le temps ?
Le temps d’attention, surtout ! L’attention capturée est devenue l’or noir du grand capitalisme. Grâce aux infos récoltées dans vos précédentes recherches et revendues à des entreprises, on cherche à attirer votre attention sur quelque chose à consommer. Moi-même, si je suis fatigué, je lis un article sur le foot puis on me propose un article sur « les 20 plus belles femmes de footballeurs », je me fais avoir (rires) !
Croyez-vous en l’existence d’un espace de liberté sur internet ?
Le problème avec le web, c’est que l’algorithme te présente exactement ce dont tu as besoin et conjure toute altérité. Un des défis futurs sera de s’auto-arracher à nos goûts !
Pensez-vous que si l’on mettait mille humains ensemble, déconnectés du monde et que l’on revenait dans 150 ans, il n’y aurait pas de supermarchés, de riches et de pauvres ?
Je pense que les choses seraient différentes, pas forcément mieux, mais différentes. Des phénomènes résurgents comme la Nuit Debout qui n’ont pas forcément duré dans le temps ont permis à des graines de germer.
La ZAD, ce n’est peut-être que 300 personnes, mais ça inspire beaucoup plus de gens. La mutualisation, l’imprimante 3D, les logiciels libres, de nouvelles manières existent pour se réapproprier les choses en dehors de l’industrie. J’ai le sentiment tout cela va peut-être ressortir et même court-circuiter les prochaines élections. Le ver est dans le fruit !
Comment se révolter ?
Aujourd’hui, le contrôle est moins agressif, moins physique, il est donc plus difficile de s’en défaire. Certains ados en viennent même à revendiquer le consumérisme comme une liberté… Cela prend du temps de créer un désir collectif pour lutter contre le capitalisme qui n’actionne que nos envies individuelles. Cela passera par les interstices. C’est comme si nous étions sur une plaque d’acier : il y a des petites taches de rouille qui la rongent et laissent finalement passer un peu d’air !
Si l’on vous nommait Maître du Monde, quelle est la première chose que vous feriez en tant que Génie du Mal ?
J’en parle dans Les Furtifs, un livre que j’essaye d’écrire depuis dix ans ! Je créerais une intelligence artificielle personnalisée à chacun sous forme d’anneau. Une sorte d’alter-ego qui pourrait être notre ami, notre assistant, notre mère ou notre maîtresse, qui répondrait à tous nos besoins, 24/24 et stockerait toutes nos données. Plus besoin de diriger les gens, ils s’auto-gouverneraient et penseraient que cela vient d’eux.
Il va falloir vous dépêcher de l’écrire !
C’est éprouvant et laborieux d’apporter une lecture du présent dans une époque où l’on est mitraillé d’informations. C’était novateur il y a 10 ans, mais ils vont plus vite que moi ! Tant pis… c’est de ma faute (rires) !
Interview réalisée par Pierre-François Caillaud.