Bien connu des amateurs de BD pour ses personnages de Georges Clooney (un héros nul, pas l’acteur) et de Jean Doux (un aventurier bureaucratique), Philippe Valette revient après sept ans d’absence pour nous présenter son nouveau roman graphique, L’Héritage Fossile. Fini l’humour potache, il s’oriente ici vers la science-fiction, dans un conte philosophique et parfois désespéré dans lequel un groupe d’astronautes traverse le temps et l’espace afin de trouver un nouveau foyer à l’humanité.
Nous t’avions interviewé en 2017 pour la sortie de Jean Doux et le mystère de la disquette molle, que s’est-il passé depuis ?
J’ai pris entre un et deux ans pour réfléchir à ce que j’avais envie de faire ensuite. Ça faisait longtemps que j’avais des envies de récit de science-fiction, puis j’ai consommé énormément de vidéos de vulgarisation scientifique qui ont éveillé en moi des questions telles que la place de l’Humanité ou même de la vie en général dans l’univers.
Ce projet très différent a-t-il été facile à vendre aux Éditions Delcourt, ton éditeur historique ?
Venant des publications humoristiques, je me disais qu’ils ne seraient peut-être pas chauds… Au contraire, en 2019, j’ai eu un rendez-vous directement avec Guy Delcourt, le fondateur de la maison Delcourt et il m’a proposé un contrat d’édition sur ce petit pitch !
Cela t’a-t-il mis la pression ?
C’était fifty-fifty, j’étais heureux de partir sur un nouveau bouquin avec un contrat et en même temps, je me suis dit « merde… De quoi je veux vraiment parler ? ». J’avais un thème, mais pas d’histoire ni de personnage. Pour Georges Clooney ou Jean Doux, il suffisait de m’asseoir à ma table et ça venait assez naturellement. Là, j’ai commencé en me disant « j’ai le contrat, maintenant faut avoiner », j’avais seulement un an et demi pour tout faire ! Résultat : presque quatre ans de retard !
Delcourt l’a bien pris ?
Tant qu’ils n’ont pas annoncé le livre et fait les démarches pour une mise en place en librairie, on peut repousser à l’infini. Par contre ça a été compliqué pour moi financièrement.
Quelles sont les difficultés rencontrées dans la conception de L’Héritage Fossile ?
L’histoire a été hyper compliquée à écrire. Rapidement, je suis tombé sur un audiobook de science-fiction qui ressemblait pas mal à mon pitch. J’ai donc remis en question l’utilité de faire ce bouquin. Mais au final, ça m’a forcé à approfondir ce que je voulais raconter et à comprendre quelles étaient mes motivations.
Après, la machine était donc lancée ?
J’avais différentes thématiques représentées par des sortes de pelotes de laine de couleurs différentes. Au bout d’un moment, elle sont commencé à s’entremêler et à faire un énorme tas de nœuds. C’était le merdier, je ne les retrouvais plus ! Il y avait des thématiques à retirer, notamment le transhumanisme ou des principes philosophiques comme le paradoxe du bateau de Thésée. Il fallait identifier la question centrale de cet album.
Qui était ?
Les limites de la civilisation, aussi bien d’un point de vue technologique que physiologique. Jusqu’où peut-on aller ? L’humanité est-elle condamnée à l’autodestruction ? Je ne voulais pas que mes personnages aient des discussions là-dessus, mais que l’histoire nous les fasse ressentir sans le dire à voix haute. D’autant que mon point de vue personnel sur la conquête spatiale a aussi évolué en cours de route.
C’est-à-dire ?
Avant cela me faisait rêver, je ne remettais pas du tout en question la colonisation d’une planète qui pose quand même des problèmes moraux, humains, écologiques… Cette conquête à tout prix et cette croissance permanente ne sont plus dissociables du capitalisme. Le domaine spatial a changé de visage ces dernières années. Avant, c’était les scientifiques et les gouvernements qui géraient ça, maintenant, c’est un marché comme un autre. C’est le terrain de jeu des milliardaires qui prennent des allures de faux prophète. Il y a encore cinq ans, Elon Musk me fascinait. Maintenant, je le trouve problématique.
Comment as-tu abordé ce changement de paradigme dans ton récit ?
Il devait refléter ce changement de perspective. Le personnage au centre de l’histoire ne pouvait plus simplement être un héros, il fallait un glissement de protagoniste à antagoniste. J’ai jeté 150 pages de brouillons et je suis reparti de zéro.
J’ai l’impression que cette BD s’est faite dans la souffrance…
J’ai beaucoup douté : « Le fait que ce soit aussi compliqué n’est-il pas le signe que je ne fais pas ce projet pour les bonnes raisons ou que je ne suis pas prêt ? ». Pendant cinq ans, tu as le temps de te poser plein de questions…
As-tu pensé à renoncer en cours de route ?
Pas mal de fois ! J’avais l’impression d’être un peu à la place de mes personnages coincés dans un vaisseau sans retour possible. Ça m’a stressé, angoissé, fait douter, pas jusqu’à la dépression mais jusqu’au mal-être.
Comment as-tu débloqué la situation ?
Ma compagne essayait de me motiver à trouver un co-scénariste, mais j’avais envie de me confronter seul à ce projet. On allait se balader dans le parc, elle prenait un dictaphone et je lui parlais de mon histoire à voix haute. On rentrait à l’appartement, on en reparlait et elle faisait la dactylo, ça m’a vraiment aidé.
Et si c’était à refaire ?
Je ne m’imposerais plus un truc pareil ! Quand tu termines un projet, tu tombes souvent malade. Je me suis dit que si la maladie que je chope à la fin de ce projet était proportionnelle à la souffrance que j’ai accumulée en le faisant, j’allais mourir ! J’avais aussi peur du baby blues.
Maintenant que le livre est sorti, ça va mieux ?
J’ai hâte de faire les rencontres, les dédicaces, les salons… de passer à cette seconde vie d’un album que j’ai passé des années à soutenir. Je trépigne de discuter avec le public car c’est un livre personnel en termes de réflexion. Où en est-on ? Où est-ce qu’on va ? Il y a matière à débattre, j’ai envie d’en parler !
Quel sera ton prochain projet ? Quelque chose de plus léger ? Une suite à Jean Doux ?
Le plaisir, je le trouve dans l’exploration de trucs nouveaux. Georges Clooney, il y a eu deux tomes car une idée que j’avais retirée dans le premier m’excitait suffisamment pour y revenir. Jean Doux, c’est un univers que j’aime beaucoup et je réfléchis parfois à une suite. Mais L’Héritage Fossile restera un one-shot, l’histoire est vraiment complète. J’ai besoin de prendre de la distance et de faire quelque chose de beaucoup plus simple et rigolo ! J’ai une idée qui me trotte dans la tête depuis pas mal de temps, une série TV. Je croise les doigts pour que ça ne prenne pas sept ans cette fois (rires).
PROPOS RECUEILLIS PAR AXEL KRIEF
Dédicace de L’Héritage Fossile au festival Les Utopiales (Nantes – 44) du 30 octobre au 03 novembre.