Ex-auteur des Guignols de l’info, co-créateur de Groland et cinéaste en duo avec son comparse Gustave Kervern (Louise-Michel, Mammuth, Le Grand soir…), Benoît Delépine manie l’humour et la poésie comme une arme de destruction massive contre l’establishment. Rencontre avec l’artiste à l’occasion de la sortie du film I Feel Good avec Jean Dujardin.
Comment avez-vous convaincu Jean Dujardin, un acteur habitué aux grosses comédies populaires, d’intégrer votre univers ?
Albert Dupontel l’avait invité à une fête que nous organisions à Cannes pour la sortie de Le Grand Soir, une soirée qui nous a définitivement grillés à Cannes (rires). Jean s’était éclaté, il s’était même retourné le pouce en slamant au concert des Wampas. En se quittant, on s’est tapé dans la main en se promettant de bosser un jour ensemble. Il s’est avéré être un homme de parole !
Comment s’inscrit-il dans votre cinéma à côté de vos acteurs fétiches comme Gérard Depardieu ou Benoît Poelvoorde ?
Il est étonnant et très franc du collier. Jean le cache, mais il travaille comme un dingue ! Sa femme nous a raconté qu’il a passé des jours entiers à marcher en forêt pour mémoriser les centaines de dialogues qu’on lui avait donnés pour le film.
Lorsqu’on parle de Jean Dujardin, on évoque souvent les dialogues (OSS 117 en tête), mais c’est un acteur qui joue énormément avec son corps.
C’est incroyable ! Au montage, on a remarqué un nombre incalculable de détails, de petits mouvements de tête ou de mains qui nous avaient échappés durant le tournage. C’est un jeu très riche.
Encore une fois, vous faites appel à Yolande Moreau. Que représente-t-elle pour vous ?
C’est pour moi la meilleure actrice de France ! En plus de transcender ses rôles, même les plus ingrats, c’est la personne la plus belle que j’ai rencontrée. Avant le tournage, on a amené Jean à Lescar-Pau, le village Emmaüs autogéré dans lequel nous allions filmer, pour que les habitants le rencontrent et désamorcer la sensation de voir une star débarquer. Pour Yolande, l’exercice était inutile. Le premier jour du tournage, tout le monde l’avait adoptée.
Tous vos films mettent en scène des gens à la marge. Qu’est-ce qui vous intéresse chez eux ?
C’est la seule communauté vivante et créative en France. Nous vivons dans un pays devenu normé et terrifiant. Même toutes les maisons se ressemblent, on peut traverser la France sans savoir où l’on est. Quand Nicolas Hulot quitte le gouvernement, c’est qu’il sait qu’il ne peut rien faire d’utile, contrairement à la marge qui, elle, produit des choses qui fonctionnent. D’ailleurs, on a envie de lancer le mouvement « En Marge » pour faire chier (rires).
Pourquoi les initiatives collectives à petite échelle fonctionnent-elles mieux ?
Comme l’écrit Pierre Jouventin, « l’homme est un animal raté ». En 100 000 ans, le cerveau humain n’a pas changé ! Nous restons des chasseurs cueilleurs qui ne vivent bien qu’en petits groupes. Je pense que notre cerveau n’est ni conçu pour vivre seul, ni pour vivre avec plus de 50 personnes. Au dessus, ça devient absurde ! Ce n’est pas pour rien que le sport le plus populaire n’est pas solitaire, c’est le football qui comporte onze joueurs. D’ailleurs, dans notre façon de faire du cinéma, on est un groupuscule, une petite équipe très efficace.
Le personnage principal d’I Feel Good n’a qu’une obsession : trouver l’idée géniale qui le rendra riche. C’est en réaction à la politique actuelle et à l’explosion des startups ?
Il est effectivement totalement imprégné du discours dominant, c’est un Don Quichotte du capitalisme obsédé par le succès et la réussite.
Avant d’écrire un scénario, partez-vous d’une situation comique ou d’un thème qui vous tient à cœur ?
On part du sujet ! Faire rire, c’est notre métier au sein de Groland, pour le meilleur et pour le pire (rires). On a besoin d’une thématique forte pour tourner un film. Aujourd’hui, les modèles sont les rappeurs et les footballeurs, peu de films mettent en scène les gens modestes.
L’humour est-il le meilleur moyen de faire passer un message ?
La plupart des films qui parlent des gens simples sont misérabilistes et larmoyants. Télérama en raffole, les journalistes peuvent écrire « regardez-les, mais quel malheur ! », etc. Pourtant, les personnes en question sont parfois très drôles et bien plus heureuses que d’autres. Parler de ça, c’est politiquement important ! Le film montre, sous couvert de comédie, un exemple de ce que devrait être le monde actuel, celui des circuits courts, de l’écologie et de la décroissance. Il va falloir y passer, c’est inéluctable, alors autant en rire !
Comment avez-vous vécu l’arrêt des Guignols de L’Info ?
Si ça avait été remplacé par quelque chose de génial, on s’en ficherait, nous avions bien laminé le Bébête Show à notre époque, mais plus aucune chaîne de télévision ne veut d’emmerdes. C’est d’ailleurs pour ça que nous avons lancé l’émission Groland en 1993. On pensait se faire virer, alors nous avons créé ce pays imaginaire. Personne ne va aller au tribunal en hurlant « c’est une honte de dire ça sur Emmanuel Micron (NDLR : homme politique grolandais fictif, ancien haut fonctionnaire et banquier d’affaires) », ce serait ridicule !
Est-ce pour cela que vous êtes les seuls à ne pas avoir été licenciés depuis l’arrivée de Vincent Bolloré à Canal+ ?
Sûrement. Mais vu la situation financière de la chaîne, c’est bientôt Groland qui va racheter Canal+ (rires).
Interview réalisée par Pierre-François Caillaud.